Canalblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Bab_yet

Bab_yet
  • Mayenne, 30 ans plus tard... Je reviens venger la mère et la fillette que je voulais voir mortes. Il faut que je parle.Ce secret me tue. Qui suis-je? Homme ou femme? Je suis tout le monde et personne... C'est la fin du Moi.
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
2 avril 2010

Défenses Aurélia Lenglet Printemps 2010

Défenses

Aurélia Lenglet

    
                                                                                                                                           
Printemps 2010   

babillette@canalblog.com

          

Dans une petite bourgade de l’Ouest  dont le nombre  de vaches laitières excède largement celui des habitants, les occasions de pimenter son existence sont rarissimes. Une sordide histoire d’ empoisonnement à la maison de retraite a défrayé la chronique voici quelques années, un petit trafic d’organes alimenté par la rumeur, mais, depuis, pas grand-chose à se mettre sous la dent, si ce n’est quelques petites querelles de voisinage. Certes, les automobilistes ont pesté plus d’une fois contre les tracteurs rouges qui traversent la ville cahin-caha à douze kilomètres heure, tout en perdant au passage quelques pelletées de fumier nauséabond. Il  faut reconnaître que les habitants sont plus qu’ importunés l’été par des escadrons de mouches attirés par le centre d’insémination bovin situé en plein centre-ville. On ne s’entend plus ronfler la nuit entre les grillons et les petits oiseaux. La Nature est formidable, mais concédons-le avec grâce, on s’en extasie  moins à trois heures du matin.

La Mayenne est une marche géographique ; à savoir qu’elle se situe entre deux régions fortement marquées historiquement et culturellement : la Normandie et la Bretagne. En cela, elle vit ce que vivent les benjamins d’une famille ; écrasée par son aînée, rivalisée par sa cadette, elle a cherché à se faire un nom, puis, sans renoncer, s’est dit que finalement, à bien y réfléchir, c’ était une place bien confortable, et elle regarde les deux autres se faire envahir à qui mieux mieux, en acceptant d’un œil bienveillant les gens qui s’intéressent à elle.

Les maisons ont poussé en périphérie comme des champignons non comestibles, et les touristes britanniques affluent à chaque période de vacances. Bon nombre d’entre eux ont trouvé en ces lieux leur Eldorado ; ils  ont d’ailleurs réussi à mettre la main en un temps record sur toutes les longères en ruine des environs ; ils les retapent puis les revendent à un prix exorbitant à leurs congénères plus fortunés. Quand on se rend au Bricomarché local, on trouve  affichées des petites annonces en anglais près des caisses, et les vendeuses sont presque toutes bilingues. Les supermarchés regorgent de produits importés : marmelades, beurre de cacahuètes, nourriture indienne, chips de panais et trente-six sortes de pains de mie voisinent avec les étals de pommes locales et de fromages de chèvre, lesquels sont en permanente concurrence avec le camembert qui porte le nom du département, et dont le logo, un couple de paysans joviaux aux bonnes joues rouges, est exhibé fièrement sur des T-shirts et des draps de bain. Parfois, mais c’est rare, un couple de Parisiens à la retraite arrive à damer le pion aux anglophones, et embauche d’une traite tous les artisans du coin pour redonner à leur demoiselle en granit fraîchement acquise un intérieur tout neuf.

La mairie, à gauche depuis plus de trente ans, revendique des valeurs saines et rurales et distribue gratuitement les briques de lait pour le goûter des enfants. La population active est souvent du crû et élevée sous la mère ; une minorité, contrainte au début de débarquer dans la région pour y trouver un emploi , ne tarde pas à s’y plaire et à adopter la politique locale : profiter de sa qualité de vie et surtout ne pas trop  parler de la ville autour de soi, pour ne pas attirer trop de monde. Trois-quatre S.D.F, pas plus, localisés sur les marches de la Poste, bénéficient de l’attention toute particulière que leur concèdent des citoyens intrigués, et les gens du voyage, auxquels sont attribués de petits pavillons, sont presque tous sédentarisés et heureux de l’être. Les anciens transmettent leur patois aux jeunes générations, et il n’est pas rare d’entendre des bambins s’extasier à l’aide de « Dame ! » et de « euh là ! » ; nonobstant quelques aberrations linguistiques, ces jeunes recrues figurent très tôt au palmarès des bacheliers les plus jeunes et les plus méritants de France, mais on déplore le manque de volontaires pour les études supérieures. Ils reprennent en effet très vite les rênes de l’entreprise familiale et la font prospérer autant qu’il est possible. Les facultés, les grandes écoles, tout ça… ne les intéresse que modérément.

Le taux de chômage plutôt incroyablement bas ferait pâlir bon nombre de départements limitrophes, si cela s’ébruitait, mais cela n’arrive pas (voir plus haut). C’est le paradis, ce coin, me direz-vous ? Eh bien, oui. D’aucuns pourraient trouver cette description peu objective, naïve,  surréaliste, voire Chantal Goyaesque. Admettons ; mais peut-être nos lecteurs en ont assez de se repaître à la télévision de ces grandes villes américaines assassines qui vous dépiautent trois victimes par cinquante-deux minutes, entre deux plans vertigineux de gratte-ciel et de panneaux publicitaires. Peut-être préfèreront-ils aux oiseaux de mauvaise augure la moue placide de nos vaches laitières, et qu’ils loueront  un chantre  plein d’espoir d’une nation qui sourit en humant l’air pur et les relents de bouse ; ça pue toujours moins que les couloirs de métro et autres pots d’échappement.

D’un autre côté, réduire la Mayenne au Petit Département dans la Prairie serait quelque peu réducteur. Ces terres fécondes, gorgées d’engrais et de pluie recèlent elles aussi des secrets.  Des tableaux de souffrance  qui ne sont accrochés que dans le cœur des gens.

Quand je suis revenue habiter ici, il y a trois ans, je voulais me retrouver, comme on dit maintenant, ou je fuyais quelque chose, je ne sais plus très bien. Entendons-nous bien : je ne cherchais pas à me dissimuler aux yeux du Fisc, du F.B.I ou de la garde rapprochée du dernier roi d’Ecosse. A la rigueur, j’aspirais à instaurer une relative distance kilométrique avec mon ex mari. Comme il n’avait jamais jugé bon de passer son permis, la bonne heure de route qui nous séparait nous permettait de souffler, pour la première fois, depuis bien longtemps.

Serge est ce que ma fille appelle un « no life ». Entendez par là que malgré sa quarantaine bien sonnée, il trimballe son look de crevette japonisante du lit à un quelconque écran, relié ou non à un mur par une prise, toute la journée, depuis quinze ans que je le connais. Quand il émerge une ou deux heures par jour en courant alternatif pour satisfaire des besoins naturels (le devoir conjugal en option, cela s’entend), il se laisse aller à ses penchants de pervers narcissique, dont Aliénor et moi sommes les heureuses bénéficiaires.

Loin moi l’idée de me laisser aller à vous raconter mes dix ans de mariage avec lui ; je risquerais de vous ennuyer. C’est d’une banalité affligeante. De temps  à autre, en revanche, je risque d’évoquer nos cinq ans de rupture…

De manière générale, je préfère ne pas trop m’apitoyer sur mon sort. Si j’ai eu envie de créer ce blog, c’est pour me livrer à mon passe-temps favori : regarder les gens, faire l’éponge, m’inventer leurs histoires.
En revenant dans ma ville natale, au début, j’étais un peu perdue : certains magasins du centre-ville avaient disparu, d’autres avaient jailli du sol Dieu sait comment. Je croisais beaucoup trop de têtes inconnues, de sons anachroniques. Et puis, petit à petit, on m’a reconnue, j’ai remis des noms sur des visages un peu plus mûrs, un peu plus fatigués ; j’ai repris ma carte à la B.M, retrouvé les raccourcis des petites ruelles empierrées, les vitraux originaux de la basilique et les gros poissons de la Fontaine Saint-Vincent. Grâce à la vente des deux maisons qui m’ont vu foirer ma vie, je me suis offert la maison de mes rêves, celle devant laquelle je passais à seize ans, la main dans la main de mon amoureux clandestin du moment. J’ai repeint seule chacune des grandes pièces, accroché de grands tableaux peints par une amie ; je l’ai meublée de neuf, n’ayant rien voulu remettre de mon passé dans mon quotidien, chiné de droite et gauche, écumé les marabilles du canton. Pour mettre du beurre dans les pâtes, après toutes ces dépenses, j’ai répondu à une annonce, dans le « Ouest France », comme on dit ici, et j’ai offert mes services de correspondante. Le bloc notes dans une main et le Canon autour du cou, je me suis volontairement perdue dans la ville, ai demandé mon chemin, et en un an, je connaissais plus de personnes qu’en dix ans de région parisienne.

J’ai gardé mon nom de femme mariée, mais je ne suis pas dupe ; je pense que tous ceux qui le veulent savent très bien de qui je suis la fille. Ce qui me sauve, c’est que nous habitions à dix kilomètres, et qu’ici, ça compte encore. De toutes façons, il faut bien que je l’assume.  Et puis, comme j’apprends à le faire depuis que j’ai entamé ma psychanalyse, je me rappelle que je ne suis en rien responsable des erreurs de mes ascendants, que la consanguinité n’est pas toujours une fatalité, que les gênes ne font pas tout… Je me dis que, tout ou tard, toute cette mélasse, ce goudron, soyons fou, toute cette merde, cherchera à m’engluer. Peut-être finalement est-ce cela que je suis venue chercher. L’affliction, l’expiation, le pardon ; panser mes blessures, puis soigner l’âme des autres. Cesser de reporter à plus tard ce que j’aurais dû faire depuis bien longtemps, sans pour autant provoquer les choses. Tôt ou tard, ils recroiseront mon chemin, certains l’ont déjà fait sans le savoir, et je leur dirai tout. Le monde est petit, Mayenne est minuscule.

J’attends, j’observe, je fais l’éponge, et je me souviens. Toute ressemblance avec des personnes ayant réellement existé sera fortuitement volontaire et comportera des erreurs. Le filtre de trois décennies, ma propre subjectivité, rivaliseront forcément avec la vérité de l’autre. Je n’y peux rien, mais tout cela, maintenant, il faut que ça sorte.

Publicité
Publicité
Publicité